Les "moines esséniens" : l’arbre qui a caché le messianisme

Le Messie et son Prophète

Aux origines de l'Islam

Les « moines esséniens »: l’arbre qui a caché la forêt

extrait 3 de la 1ère Partie

[Les renvois à un n° de note ou de paragraphe se réfèrent au livre]

            Les Testaments des Douze Patriarches constituent un texte composite connu depuis longtemps, selon ce qui fut probablement leur version la plus tardive (en une traduction grecque) ; c’est d’au moins une version plus ancienne que témoignent les fragments trouvés dans les grottes près de Qumrân. L’état dernier montre à quoi a abouti la dérive messianiste, après les débuts de la prédication chrétienne.

1.4.2   Venue de Dieu en un homme et Testaments des 12 Patriarches réécrits

Les nombreux passages propres à l’état dernier des Testaments des Douze Patriarches sont évidemment ceux qui ont été suspectés d’être les interpolations d’un "copiste chrétien", en particulier ceux qui évoquent la venue de Dieu en un homme. Disons-le de suite : la théologie de ces passages n’est pas chrétienne, on va le voir – leurs auteurs ne le sont donc pas non plus. De plus, il ne s’agit pas de petites insertions de copistes. Enfin, il ne s’agit pas d’interpolations du tout : l’authenticité de ces passages est établie au regard de leur grand nombre, au regard de leur ampleur, et d’abord du simple fait que tous ces passages, à de rares détails près, sont intégralement et presque unanimement attestés… sauf un. Cette exception est très instructive en vue d’y voir clair.

Il s’agit d’un court passage du Testament de Zabulon (9,8) qui a été reproduit selon deux versions, entre lesquelles les manuscrits se répartissent à peu près ; l’une est courte (à gauche), l’autre longue (à droite)[1] :

   “Après cela, se lèvera pour vous le Seigneur lui-même, lumière de justice,

 

et vous retournerez dans votre pays.

 

 

Et vous Le verrez dans Jérusalem, à cause de son saint nom”
(Test.Zab. 9,8).

Après cela, se lèvera pour vous le Seigneur lui-même, lumière de justice (Osée 10,12 – note 197),

et la guérison et la compassion seront dans ses ailes. C’est Lui qui délivrera de Béliar toute la captivité des fils des hommes, et tout esprit d’égarement sera foulé aux pieds ;

et Il convertira toutes les nations pour qu’elles Le servent avec zèle.

Et vous verrez Dieu sous la forme d’un homme qu’aura choisi le Seigneur, dans Jérusalem, à cause de son nom” (Test.Zab. 9,8).

Cette exception est un témoin révélateur de l’histoire du texte. La leçon de gauche n’est pas un résumé de celle de droite, elle est clairement antérieure : c’est la vision eschatologique du retour victorieux au Pays, vision pré-chrétienne prenant pour modèle soit le retour d’Exil avec Néhémie, soit même l’Exode – on retrouvera ce thème du retour très souvent –; on peut y voir peut-être aussi une allusion aux démêlés des tenants de la mouvance eschatologique avec les Hasmonéens (qui auraient obligé certains d’entre eux à quitter la Palestine), et plus encore une allusion à l’insurrection de 66 (qui obligea tous ceux qui ne voulaient pas y prendre part à fuir vers la Transjordanie et la Syrie).

Par comparaison avec celle de gauche, la leçon de droite n’est pas une interpolation. C’est carrément une réécriture (hébraïque), attestée dans la moitié des manuscrits. Pourquoi a-t-on réécrit et amplifié le passage ? Quels événements y ont poussé ? Que signifie : “vous verrez Dieu sous la forme d’un homme” ? Qui a parlé ainsi de la venue de Dieu ?

     1.4.2.1   Thématique de la venue de Dieu et double Visite

Les Testaments, quoique chacun d’eux ait vraisemblablement connu une histoire propre, présentent une unité doctrinale impressionnante. Parmi les nombreux passages développant la thématique de la venue de Dieu, deux méritent d’être cités immédiatement, car, attestés par tous les manuscrits, ils présentent tous les thèmes messianistes majeurs. Celui du Testament d’Aser est particulièrement significatif :

[vous serez dans la dispersion…] jusqu’à ce que le Très-Haut visite la terre et vienne lui-même, et qu’il écrase la tête du dragon sur l’eau [cf. Ps 74,13]. C’est lui qui sauvera Israël et toutes les nations, Dieu parlant par l’intermédiaire d’un homme” (Test.Aser 7,3).

Cette dernière formule (qeÕj e„j ¥ndra ÙpokrinÒmenoj) évoque un rôle de théâtre – “Dieu assumant un rôle d’homme” selon une autre traduction[2]. Le texte exprime une prise de possession par Dieu d’un homme prédestiné, parvenu à l’âge adulte (¥ner).

L’autre passage à regarder en priorité se situe dans le Testament de Siméon (dont un fragment a été trouvé à Qumrân) ; il présente une formule qui recoupe celle du "rôle d’homme assumé par Dieu" en précisant que “Dieu prend un corps” (Óti Ð qeÕj sîma labèn) :

 “Alors, un signe sera glorifié, car le Seigneur Dieu, le Grand d’Israël, paraissant sur terre, viendra comme un homme et sauvera par lui le genre humain... Car Dieu a pris un corps et, mangeant avec les hommes, il a sauvé les hommes” (Test.Siméon 6,5.7)[3].

Le tableau suivant permet de constater que ces passages (et beaucoup d’autres, que l’on trouve aussi en d’autres écrits) expriment une doctrine commune :

       Le long passage du Testament de Benjamin (10,7-9) sera analysé plus loin – et deux fois car il est important au point de vue de deux de ses thèmes. L’Apocalypse d’Elie est citée ici à titre de comparaison (la comparaison est fiable car l’état de conservation de ce texte, moins bon que celui des Testaments, ne joue pas directement ici – voir 1.5.2.3). Tous les quatre thèmes de ce tableau tournent autour de celui de la visite de Dieu et constituent les thèmes messianistes majeurs des Testaments (auxquels il faut ajouter le retour dans le Pays et la reconstruction du Temple, cf. 1.4.4).

1.4.2.1.1   Visite et "métamorphose" de Dieu : une idée faussement pré-chrétienne

En soi, le thème de la Visite divine est, si l’on peut dire, une banalité eschatologique. Il l’est déjà beaucoup moins quand il concerne deux Visites. Il devient carrément étonnant lorsqu’il est associé au thème de la "prise de possession" d’un corps (celui d’un homme adulte), car cette idée "chrétienne" se trouve dans des écrits réputés (à juste titre) n’être pas d’origine chrétienne ; en fait, c’est l’idée qui est d’origine chrétienne, mais la manière dont elle s’exprime ici n’est plus chrétienne :

—    d’une part, c’est le Très-Haut qui vient en un homme, et non le Logos, comme on le lit en Jean 1,14 : “La Parole s’est faite chair (Ð Logoj s£rx ™gšneto)” ;

—    d’autre part, cette venue en un homme n’est pas une incarnation (ensarkwsij) mais la prise d’un corps déjà formé et adulte (enswm£twsij)[4] – ce qui atténue et transforme l’idée d’incarnation –; même la formule employée en Test.Benjamin 10,8 – venir en chair – exprime cette différence dès qu’elle est comparée avec celle du prologue de Jean : devenir chair[5].

Ainsi, quoique les formules ne soient pas (encore) bien arrêtées, les conceptions présentes dans ces cinq passages convergent entre elles et s’accordent pour diverger de la même manière des conceptions du Nouveau Testament. Ceci éclaire la formule si surprenante “Dieu et homme” que l’on trouve dans un passage du Testament de Siméon déjà cité :

Car le Seigneur suscitera (quelqu’un) de Lévi en tant que grand-prêtre, et de Juda en tant que roi, Dieu et homme. C’est lui qui sauvera toutes les nations et la race d’Israël” (Test.Siméon 7,2).

On avait remarqué la “rédaction un peu embarrassée” de ce passage, qui trahit une réécriture (primitivement, le texte devait être : “Le Seigneur suscitera quelqu’un de Lévi en tant que grand-prêtre, et quelqu’un de Juda en tant que roi”). Or,

L’addition des mots qeÕn kai ¥nqrwponqui ne sont omis par aucun ms.–, remonte à l’original hébreu[6].

Quelle est donc cette réécriture, attestée par tous les manuscrits, qui réunifie le double messianisme traditionnel de la mouvance à laquelle appartient cet écrit, et qui appelle ce Messie Roi-prêtre “Dieu et homme” ? Une telle réécriture ne peut être intervenue qu’après les débuts du judéochristianisme qui annonçait précisément un Messie étant à la fois de Lévi (c’est-à-dire prêtre) et de Juda (c’est-à-dire roi)[7].

Par ailleurs, "original hébreu" ne veut pas dire "original hébreu datant d’avant notre ère". Si l’original primitif hébreu du Test.Siméon est assurément antérieur à notre ère, sa partielle réécriture, faite en hébreu, est post-chrétienne et a donné l’original hébreu d’où est tirée la version grecque. Ce cas n’est pas unique : les deux versions successives de Test.Zabulon 9,8 (vues en 1.4.2) témoignent elles aussi de l’intervention d’une réécriture hébraïque, et cette réécriture ne peut pas être non plus antérieure à notre ère.

La question est donc : qui sont les auteurs de ces réécritures hébraïques qui sont post-chrétiennes tout en n’étant pas chrétiennes ? Puisque ce ne peut être des judéochrétiens ni non plus des juifs rabbiniques (ou gnostiques[8]), qui les a produites ? En d’autres mots, que signifie l’idée que Dieu prend la forme d’un homme, et comment est-elle advenue ?

D’aucuns renvoient ici à un passage de la Légation à Caïus de Philon pour montrer qu’une telle idée existait dans le monde juif avant toute prédication chrétienne – ce qui est une grosse erreur chronologique, on va le voir. Ce passage avait trait aux excentricités de l’empereur Caïus Caligula qui s’était déguisé un jour en Jupiter et entendait se faire ainsi adorer :

Il ne s’agissait pas d’ailleurs d’une chose sans portée, écrit Philon, mais de la plus grave de toutes : faire d’un homme, d’un être engendré et périssable, l’image de l’Etre incréé, éternel ! Les Juifs [de Rome] jugeaient que c’était le comble de la profanation [que de se déguiser en Jupiter] : Dieu se changerait plutôt en homme que l’homme en Dieu”. 

Cette idée d’un “changement de Dieu en homme” ne peut pas être une simple boutade, et, à la fin du 19e siècle, F. Delaunay remarquait avec un certain bon sens :

Ce passage donnerait à penser que la question de la possibilité de l’incarnation de Dieu était déjà agitée à cette époque dans les écoles juives”[9].

Certes, mais cette époque n’est pas celle des rédactions pré-chrétiennes des Testaments[10] ; elle est celle de leurs rédactions post-chrétiennes où l’on trouve effectivement l’idée de "métamorphose de Dieu" ; elle est celle de la prédication apostolique.

En effet, c’est en 41 que Philon s’est rendu à Rome ; et il a évidemment attendu la mort de l’empereur, soit après 41, pour dresser le triste tableau de ses excentricités. A ce moment-là, la prédication chrétienne était à l’œuvre depuis plus de dix ans – et presque exclusivement dans les milieux juifs. L’interprétation la plus simple et obvie de la remarque de Philon est d’y voir l’écho de discussions résultant de cette prédication ou découlant du souvenir des événements de Jérusalem même ; et ces discussions touchaient tout autant les milieux populaires que celui des "écoles juives" ou de Philon, et peut-être plus encore : les milieux populaires, opposés aux gens en place, devaient être particulièrement réceptifs à une prédication chrétienne mettant en cause les Sadducéens du Temple et les Pharisiens (Ac 2,23 ; 3,14 ; 7,51-52).

L’objection a silentio serait la suivante : si l’idée d’une "métamorphose de Dieu", tout comme celle d’un salut universel à l’œuvre, provient de la prédication judéochrétienne, les sources qui en parlent ne devraient-elles pas être plus nombreuses ? Justement, les choses apparaissent telles qu’elles doivent être : d’une part, les sources du 1er siècle sont en soi rares, et d’autre part, celles dont on attendrait qu’elles en donnent un écho, le donnent effectivement – y compris Josèphe[11].

                                                                                                                                                      

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[1]  PHILONENKO Marc, Les interpolations…, p.36.

[2]  Ecrits intertestamentaires…, p.919.

[3]  Ecrits intertestamentaires…, p.831.

[4] Voir en particulier Test.Siméon 6,5.7 et l’analyse faite par Marc Philonenko (Les interpolations…, p.39).

[5]  Selon la foi judéochrétienne, c’est en effet le Logos qui s’incarne et non simplement « Dieu ».

[6]  PHILONENKO Marc, Les interpolations…, p.43.

[7]  Aucune autre explication de l’unification du double messianisme n’a jamais été avancée.

[8]  D’une part, le gnosticisme, dans lequel le sens d’un Créateur se dissout, est étranger aux perspectives apocalyptiques et guerrières. D’autre part, ce qui s’y développe, ce sont les doctrines du type de la métempsycose ; par exemple, l’âme d’Adam sera attribuée à Jésus (cf. notes 330 et 459). Les doctrines messianistes du genre de "l’insomatose" (enswm£twsij) ou venue dans un corps adulte lui sont donc doublement étrangères.

[9]  PHILON d’Alexandrie, Peri presbeiaj proj Gaion ½ peri ¢retwn, trad. DELAUNAY F., Ecrits historiques. Philon / Légation à Caïus, Paris, Didier, 1870, p.310 en bas de page.

[10]  Cette remarque de PHILON ne peut donc être aucunement invoquée pour dater de l’ère préchrétienne les écrits évoquant une venue de Dieu parmi les hommes ; c’est l’inverse qui s’impose. 

[11]  Voir l’allusion à “Jacques, le frère de Jésus dit le Christ” (au livre xx, 8 de La guerre juive) et surtout ce qu’on a appelé le Testimonium flavianum (au livre xviii, 63-64), analysé en note 73.
.    En revanche, c’est la thèse "essénienne" qui fait imaginer, aux §154-158 de la longue interpolation du livre ii relative aux "esséniens", une allusion aux interrogations juives concernant la venue de Dieu en un homme ; l’auteur païen du 3e siècle y fait simplement un excursus (hors de propos) relatif aux conceptions grecques des demi-dieux.