Redécouvrir le sens révélé de l'histoire

Le Messie et son Prophète

Aux origines de l'Islam

Repenser la « fin des temps »:

pour une théologie de l’histoire

Texte présenté au séminaire Maranatha 16-18 octobre 2009

          Le sens de l’histoire n’est pas une question close. Que l’on invoque ou non le sens que les événements du monde peuvent avoir pour Dieu, le croyant est en tout cas amené à s’interroger sur l’avenir, et en particulier sur la manière dont Dieu doit sauver ce monde. Que devra-t-il se passer ?
        Le christianisme occidental a tout simplement ignoré ces interrogations depuis des siècles, laissant ainsi le terrain libre aux pires philosophies de l’histoire, dont on sait à quoi elles ont conduit au 20e siècle. Comment en est-on arrivé là ?
        L’origine de ce problème en Occident remonte sans doute à la distanciation, dès le 2e siècle, entre les formes orientales du christianisme, spécialement araméennes, et celle de l’Occident romain, moins ancrée dans un certain sens biblique de l’histoire. Le problème va s’aggraver à la suite de st Augustin, et surtout de l’augustinisme qui sera le cadre de pensée presque exclusif du Moyen Age occidental. St Augustin a été un prédicateur génial et on peut l’appeler l’inventeur de la psychologie occidentale. Mais il n’a manifestement pas toujours perçu les perspectives ouvertes par le Nouveau Testament en matière de théologie de l’histoire. On aurait tort, certes, de tout lui mettre sur le dos, comme veut le faire le site atheisme.org qui l’accuse de prêcher la « guerre sainte » – ce qui en dit long sur l’impossibilité de fonder une telle assertion dans le Nouveau Testament (en voir
la raison). Bien entendu, ce que st Augustin a écrit au sujet de la guerre juste est tout autre chose, et un article de Wikipedia remet bien les choses en place. Mais il y a chez lui comme un appauvrissement néfaste du sens de l’histoire, qui conduit à des ambiguïtés, que cela soit au plan personnel du devenir après la mort, ou à celui, collectif, du devenir de l’Humanité en rapport avec ce que Dieu doit encore réaliser. C’est cette dernière dimension qui nous intéresse.
        Tout en exposant les problèmes, cette étude tente d’esquisser quelques solutions. Cet immense chantier ne fait que s’ouvrir.

         L’histoire a-t-elle un sens ? À la suite du désenchantement du communisme, certains philosophes ont annoncé la « fin de l’histoire », c’est-à-dire qu’on ne pourrait plus désormais parler de sens de l’histoire. On ne pourrait même plus faire de l’histoire, car, sans conférer à celle-ci un certain « sens », aucun récit ne peut être construit. Au reste, l’historien fait nécessairement des choix en fonction de ce qui lui paraît être le plus important. Ainsi, qu’on le veuille ou non, la question de l’histoire est inséparable de celle du sens. Mais selon quelle clef ? Y en a-t-il vraiment une, ou tout ne serait qu’illusions ? Ce que nous voulons montrer ici, c’est qu’une telle clef existe, mais qu’elle n’est pas « philosophique »: ces clefs-là, celles que de prétendues philosophies de l’histoire croyaient détenir, ont été dénoncées à juste titre. Du reste, pour les philosophes ayant vécu dans l’Antiquité préchrétienne, l’histoire ne possède aucune clef ni « direction » particulière. L’apport de Révélation biblique ne s’est pas situé sur ce plan.
       Malheureusement, la théologie occidentale est devenue pauvre sur cette question. Le Catéchisme de l’Eglise catholique enseigne plus ce qu’il ne faut pas croire (toute “ falsification du Royaume à venir ”, spécialement “ sous la forme politique d’un messianisme sécularisé ” – n
os675-676 [1]), que ce qu’il y aurait à croire. Les nos
20-21 de la Constitution Gaudium et Spes de Vatican II avaient esquissé une grande vision de l’histoire à la manière orientale (tout vient de Dieu et doit retourner à Dieu), mais pour ne plus y revenir ensuite, ni dans un autre document. En fait, depuis des siècles, la théologie occidentale s’est cantonnée dans des approches individualistes (liées à la question du salut des âmes). Personne ne parlait plus – ou n’osait parler encore ?– du sens révélé de l’histoire. Il y a eu un blocage.

L’objet d’un nœud

         Pour aller à l’essentiel, disons qu’il y a un « avant » et un « après » st Augustin. Il convient même, du point de vue qui nous occupe, de distinguer un « premier » et un « second » st Augustin. À l’époque du Concile Vatican II, le théologien Louis Bouyer, grand connaisseur de ce Père de l’Eglise, avait déjà mis en lumière ce nœud et ses conséquences ; les lignes que nous reproduisons ci-après en condensé sont extraites d’un article qu’il avait consacré au « millénarisme »[2]. Pour le suivre, il faut d’abord se rappeler que le « millénarisme », qui n’est guère étudié mais qui provoque toujours un mouvement irrationnel de rejet, n’a rien à voir avec l’an 1000 (ni avec l’an 2000), mais avec un passage du livre de l’Apocalypse :

Les autres morts ne revinrent pas à la vie avant que les mille ans n’aient atteint leur fin. C’est la première résurrection. Bienheureux et saint celui qui a part à la première résurrection. Sur eux, la seconde mort n’a pas d’emprise. Au contraire, ils seront prêtres de Dieu [le Père] et du Christ et règneront avec lui mille années” (Ap 20,5-6). 

         Ainsi, les mille ans symbolisent un temps qui doit suivre la manifestation glorieuse du Christ ainsi que celle des « Saints » “revenus à la vie” mille ans avant les autres [3]. En quelque sorte, il s’agit d’un temps intermédiaire, à la fois nouveau et non encore ultime. Cette conviction est enseignée clairement par Saint Paul :

En Christ, tous seront vivifiés, mais chacun à son rang propre : d’abord le « prototype » (áparkhè), le Christ, puis ceux qui appartiennent au Christ, lors de sa venue (parousia). Puis [viendra] le terme (telos) lorsqu’il remettra la royauté à Dieu le Père, ayant détruit toute domination, autorité et puissance. Il faut en effet qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds” (1Co 15,23b-25).

         Le fait même que ces textes soient trouvés surprenants par beaucoup illustre le blocage ; en fait, ils sont passés habituellement sous silence. Voici ce qu’écrivait Louis Bouyer en 1963 :

Le millénarisme, écrit-il, est l’hérésie, ou la tendance hérétique... qui se représente le millenium [= les mille ans] sous des traits si littéralistes que l’on retombe dans les formes de messianisme terrestre que le Christ avait rejetées. Avec lui se combine d’ordinaire la croyance que le millenium est déjà là, ou, à tout le moins, est imminent...
Face à ces fantaisies, il n’est pas si facile d’expliquer ce que l’auteur de l’Apocalypse a voulu exprimer par l’idée, ou plutôt l’image, du millenium...
       On peut dire que deux opinions se partagent en gros les théologiens et les exégètes. La plus répandue est celle que saint Augustin a développée dans la Cité de Dieu et à laquelle se sont ralliés la plupart des théologiens du moyen-âge. Elle ne voit dans le millenium qu’une image de l’Eglise (ou de la chrétienté), où se trouve comme inauguré le Règne de Dieu, avant le jugement et la restauration finale de toutes choses.
       La difficulté, dans cette interprétation, reste la première résurrection dont parle saint Jean [4]. Certains l’entendront du baptême, d’autres de l’association anticipée des saints (particulièrement dans la gloire céleste) au Règne du Christ ressuscité.
       À part le grand exégète protestant Dodd et son école (dite, à cause de cela, de l’eschatologie réalisée ou inaugurée), la plupart des exégètes modernes tendent à ne voir là qu’une interprétation forcée des textes. Mais ils ne sont pas eux-mêmes d’accord sur le sens exact qu’il faudrait assigner à cette première phase dans le Règne eschatologique du Christ, qui ne serait pourtant pas finale à strictement parler, puisque des luttes (voire la lutte décisive) devraient encore s’ensuivre [selon Ap. 20,7-10]...”.

         Ainsi, ce serait à st Augustin qu’est due la négation des mille ans comme période postérieure à l’Avènement du Christ (cette période, nous conviendrons de la désigner par le néologisme de millénie). De fait, on va le voir, si la millénie est imaginée comme antérieure au Jugement et reportée sur l’Eglise, il s’agit là d’un véritable basculement, qui a entraîné la théologie occidentale. Mais regardons d’abord ce qui a été écrit en Occident avant st Augustin.

Un objet de divergences dès la 2e génération chrétienne

         Contrairement à ce qu’on croit lire dans les épîtres de Pierre (et dans 1Th), les premières communautés chrétiennes ne pensaient pas nécessairement que la « seconde venue » du Christ serait pour bientôt. Au contraire. Certains judéo-chrétiens assimilaient les mille ans de gloire – symbole du repos selon eux – au septième jour de la semaine et de la Création (c’est-à-dire au jour du repos), ce qui donnait par là même une date à la fin du monde (si le monde doit durer l’équivalent d’une semaine) : 7000 ans. Par exemple, dès le début du 2esiècle, le Pseudo-Barnabé annonçait :

Et Dieu fit en six jours les œuvres de ses mains. Il les acheva au septième jour pendant lequel Il Se reposa... cela veut dire que le Seigneur amènera l’univers [actuel] à son terme en six mille ans [c’est-à-dire en l’an 6000]. Car un jour pour Lui signifie mille ans [cf. Ps 90,4]”.

Même en se référant au calendrier juif [5], la seconde Venue n’était vraiment pas attendue pour bientôt. Le texte de l’Apocalypse va nettement en ce sens.

En fait, le livre de l’Apocalypse n’a pas eu assez tôt le rayonnement qu’il aurait dû avoir, en tout cas en Occident. Par son symbolisme, nourri de la Bible et des traditions hébraïques, il engageait une compréhension où les facteurs spirituels apparaissent déterminants. Mais ce sont souvent des simplismes qui se sont diffusés, et qui, par réaction, conduiront un jour saint Augustin à tout rejeter en bloc. Le premier de ces simplismes fut celui de Cérinthe, qui fut quasiment un contemporain des apôtres, et juif comme eux ; il concevait les mille ans de manière très matérielle. D’après Eusèbe de Césarée, il enseignait que “le royaume du Christ sera terrestre, et comme lui-même aimait son corps et était entièrement charnel, rapporte Denys d’Alexandrie, il rêvait que ce royaume [de mille ans] consisterait dans les choses qu’il désirait...” (Hist. Eccl., VII, 25,2). On le devine, ces questions sont loin d’être simples.
       Par exemple, comment comprendre les résurrections, d’abord celle d’entre les morts c’est-à-dire celle des Saints, la première (Ap 20,5-6 ; 1Co 15,23), ou la seconde, celle des morts – les autres -, lors de l’accomplissement final du temps (Ap 20,13-14) ? Sera-t-elle matérielle ? Dès le début du 2e siècle, Papias, évêque d’Hiérapolis, affirmait “qu’il y aura mille ans après la résurrection d’entre les morts et que le règne du Christ aura lieu corporellement sur cette terre” (selon Eusèbe, Hist. Eccl., III, 39,11). Une telle représentation corporelle suggérait un nouveau Paradis terrestre :

Il viendra des jours, écrit-il encore, où des vignes croîtront qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches, et sur chaque branche dix mille bourgeons [etc.]... De même, le grain de blé produira dix mille épis, chaque épi dix mille grains [etc.]... Et tous les animaux... vivront en paix et en harmonie les uns avec les autres et seront pleinement soumis aux hommes” (cf. Irénée, Contre les hérésies, V, 33,3-4).

         On voit la difficulté. Peut-on imaginer le mystère de la première résurrection autrement que d’une manière paradisiaque et matérielle ? Le Nouveau Testament est sobre en descriptions, mais pas en significations. Ne présente-il pas plutôt le monde de la première résurrection comme une manifestation – pourquoi pas permanente ? – jugeant et finalisant l’humanité présente sur terre, de sorte que, tournée vers la Gloire visible du Christ, elle collabore d’elle-même à la réalisation des promesses de Dieu pour cette terre ? Il semble en tout cas que les premiers Pères de l’Eglise occidentaux ont eu du mal à se dégager des visions matérielles au profit de visions plus spirituelles.

Essais de synthèse et difficultés rencontrées

         Dans son traité Contre les hérésies (livre V, du ch. 32 jusqu’à la fin), saint Irénée (±98 - ±177) est le premier à tenter d’harmoniser les divers éléments de cette espérance chrétienne. Pour ce faire, il propose un sens nouveau, un peu inattendu, pour les mille ans qui sont supposés venir après six mille ans de monde actuel et constituer le temps des premiers ressuscités : être une préparation à l’éternité, un “prélude à l’incorruptibilité”. Il explique :

Les justes doivent d’abord, dans ce monde rénové, après être ressuscités à la suite de l’apparition du Seigneur, recevoir l’héritage promis par Dieu aux pères et régner ; ensuite seulement aura lieu le jugement de tous les hommes... Il convient donc que le monde lui-même, restauré en son état premier, soit sans plus aucun obstacle au service des justes (32,1 – trad. S.C. n°153 ; il cite alors Rm 8,19-21)”.

Manifestement, cette vision conserve une compréhension assez matérielle ; il précise d’ailleurs : “la création libérée et renouvelée produira en abondance toute espèce de nourriture” (33,3 – c’est alors qu’il fait allusion à Papias). Jésus régnera dans Jérusalem reconstruite (34,4) et, suivant Is 6,12 qui évoque l’éloignement des mauvais par Dieu, les justes “croîtront à la suite de l’apparition du Seigneur ; ils s’accoutumeront grâce à lui à saisir la gloire du Père, et, dans ce Royaume, accéderont au commerce des saints anges ainsi qu’à la communion et à l’union avec les réalités spirituelles” (33,3; 35,1).
       Dans la conclusion, Irénée rappelle encore avec force la distinction entre “la première résurrection, celles des justes (ê protê tôn dikaïôn)”, et celle qui viendra après, c’est-à-dire “de ceux qui devront être jugés (tous krithêsomenous)” (36,3). Dans sa Démonstration de la prédication apostolique, il reprend simplement cette distinction (§ 8.47). En tout cas, la « millénie » constitue pour lui un élément central de la foi chrétienne, quasiment au même titre que la résurrection de la chair (qu’il défend contre les gnostiques).
       Sur base d’une conception également assez matérielle de la millénie, saint Justin (±102 - martyr vers 166 à Rome) propose une synthèse différente. Par souci probable de simplifier, il place la résurrection générale des corps lors de la Venue glorieuse du Christ déjà, les mille ans consécutifs étant alors utiles pour les élus qui ne seraient pas encore parfaits. Au terme aura lieu la conflagration finale du monde. C’est évidemment à Jérusalem que tout se passera :

Pour moi et pour les chrétiens d’une pleine orthodoxie, nous savons qu’une résurrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie, comme les Prophètes Ezéchiel, Isaïe et les autres l’affirment” (Dialogue avec Tryphon, 80, PL t. VI, col.664-668).

         De son côté, Tertullien (±157- ±220) développe une vision originale de la prima resurrectio : la résurrection des Saints se ferait tout au long des mille ans, c’est-à-dire plus ou moins tôt selon les mérites de chacun. Au terme, tous seront transformés :

Un Royaume nous est promis sur la terre, avant même d’aller au Ciel, mais dans une autre condition d’existence... Les mille ans écoulés – au cours desquels se sera achevée la résurrection des Saints qui doivent ressusciter plus ou moins tôt suivant leurs mérites (Sanctorum resurrectio pro meritis maturius vel tardius resurgentium) –, la destruction de ce monde et la conflagration du jugement auront lieu. Alors, nous serons changés instantanément en la substance des anges, par le fait de revêtir une nature incorruptible, et ainsi enlevés de ce Royaume vers le Ciel ” (Adversus Marcionem, 3,24 ; PL col.2385a).

À ces trois tentatives astucieuses d’harmonisation, on objectera que le Nouveau Testament n’évoque nulle part une transformation des déjà ressuscités.
       Dans ses Instructions (composées en vers !), Commodien, apologiste africain du 3e siècle, insère quelques développements personnels sur la Parousie (Présence ou Venue glorieuse du Christ), conçue comme un combat d’armées autour de la ville de Jérusalem. Pour le reste, il conçoit les mille ans à la manière des descriptions de Papias. Lactance (±260- ±330), dans ses Institutions divines (VII, 14 s.), ajoute aux descriptions de Commodien l’idée que, à côté de la cité sainte et durant les mille ans, subsisteront sur terre des peuples sous le pouvoir du démon. C’est une manière rationnelle et matérielle d’expliquer la dernière confrontation évoquée en Ap 20,9 au terme des mille ans, et elle est bien occidentale : elle ignore le regard de théologie historique de st Jean qui évoque bien plutôt l’ultime étape spirituelle de l’Humanité, en rapport avec l’accomplissement de la création : son retour à Dieu.
       Hippolyte (±170 -±235), lui, prend davantage de distances vis-à-vis de conceptions trop littérales des mille ans: il explique (enfin) qu’il s’agit d’un chiffre symbolique, exprimant la splendeur du règne promis aux justes. De la sorte, il peut proposer un argument scripturaire supplémentaire : “Les six mille ans ne sont pas accomplis selon le mot de Jean : Les cinq premiers sont tombés, l’un subsiste, l’autre n’est pas encore venu (cf. Ap 17,10 [6]Comm. sur Daniel, 4,23) ”. En effet, à la date où il écrit, les 5000 années auxquelles il voit là une allusion, ne sont pas encore tombées (c’est-à-dire écoulées) selon le calendrier juif ; les chiffres de 1000, 5000, 6000 ou 7000 ne doivent donc pas être pris au pied de la lettre. Il réaffirme que la première résurrection des martyrs et des purs sera suivie plus tard par la fin du temps présent et par le jugement général.
       Origène (±185-255) mérite une attention particulière. Proche de l’hellénisme et du platonisme, il est amené parfois à relativiser certains éléments de la foi chrétienne pour laquelle il a pourtant failli lui-même être martyrisé. Par exemple, il doute de la résurrection corporelle devant « compléter » ce qui subsiste de nous après la mort (le logos spermaticos). De la sorte, il évacue les conceptions trop matérielles de la résurrection, ce qu’on peut comprendre, mais il s’en moque en les traitant de “compréhension des divines Ecritures à la mode judaïque” (Livre des Principes, 2,11). Mais justement, il y a un danger à s’écarter du sens, essentiellement biblique et juif, de l’histoire, pour y substituer une conception intemporelle ou cyclique grecque. Ainsi, il explique qu’au terme du temps, la résurrection devra moins compléter la gloire des élus (et celle du Créateur) que compléter ou restaurer une harmonie initiale, devant permettre aux démons et aux damnés de sortir de leur damnation. Il s’agira d’un “rétablissement” (ápocatastasis). Saint Jérôme, beaucoup plus proche du monde juif, n’hésitera pas à écrire dans sa Lettre au Sénateur Pammaque et à Oceanus :

Origène confesse la résurrection de la chair seulement en paroles ; au reste, il la détruit en avançant qu’après plusieurs siècles et lors de la résurrection générale, il y aura égalité entre l’Ange Gabriel et le Diable, entre Paul et Caïphe, entre les vierges et les prostituées”.

           La « logique » origénienne allait plus loin encore : si la Parousie est liée au jugement final qui est un « rétablissement », il faut envisager la possibilité d’une vaste succession cyclique de mondes, chacun d’eux étant pourvu de créatures rationnelles (I,6,3). La « science-fiction » ne date pas du 20e siècle…
      Saint Méthode, connu essentiellement grâce à saint Jérôme, à Eusèbe et à Epiphane, s’opposa également à l’origénisme, en particulier à propos de la corporéité de la résurrection des morts. Cet évêque d’Olympe (martyr vers 312) explique qu’il ne faut pas concevoir celle-ci de manière simplement matérielle. En même temps, il faut croire que c’est vraiment une forme caractéristique (eídos kharaktêrizôn) qui reprendra vie. Et il rappelle que, sans fruit à présenter à Dieu, on n’aura part ni à la première résurrection, ni à la seconde.

La position de st Augustin

         Nous en arrivons ainsi à l’Evêque d’Hippone en Afrique du Nord, Augustin (355-430). Le climat dans lequel celui-ci a vécu était marqué par de nombreuses et graves polémiques touchant la foi (au sujet de la Trinité et de la Grâce). Lui-même ne sera pas toujours un exemple de sérénité, c’est un trait qu’il garda sans doute de son adhésion à une secte du type manichéen occidental, puis de son retournement complet. C’est avec virulence qu’il dénonça les élucubrations de l’origénisme (dont le paragraphe précédent n’évoque que certains traits). Il défendit donc fortement la résurrection des corps, de même que – au début tout au moins – la millénie (sous sa forme sabbatique) :

Le septième jour, dira-t-il dans son Sermon 259, est la figure du repos futur dont les Saints jouiront sur la terre... Après que les sept âges de ce monde qui passe seront écoulés et révolus, nous retournerons à cette immortalité bienheureuse d’où l’homme a déchu[7].

             Mais sa position changea radicalement. Est-ce à cause de la contradiction entre la perspective biblique et celles des descriptions trop matérielles du Royaume à venir, qu’il traitera de « fables ridicules » (La Cité de Dieu, 20,7) ? Est-ce son opposition croissante aux chrétiens tentés de « judaïser » [8] qui lui a fait changer d’avis et rejeter la millénie ?
         Il semble que son attitude ait été due pour beaucoup aux circonstances. À son époque, certains chrétiens « judaïsaient », ce qui l’inquiétait (et inversement, des juifs devenaient chrétiens). Aussi, dit-il, désormais “le véritable Israël est spirituel”, c’est l’Eglise : contrairement à une certaine interprétation de Rm 11,15s, il n’y a pas lieu d’espérer la conversion des juifs dans un futur mystérieux, car il n’y aura pas de futur. Tout le mystère du salut se concentre sur celui de l’Eglise, c’est-à-dire maintenant : nous sommes, explique-t-il, dans le temps des « mille ans », pendant lesquels le démon est banni des nations gagnées à l’Evangile, un temps qui “s’écoulera entre le premier et le second avènement” de Jésus.
      Les « mille ans » sont donc, pour ainsi dire, basculés avant la Parousie. Que signifient-ils alors ? Il écrit : “L’Eglise est dès à présent à la fois le Règne du Christ et le Règne des Cieux” sur la terre, c’est-à-dire sur les nations converties. Ainsi, les “juges assis sur des trônes” qu’évoque l’Apocalypse doivent être les Evêques. Quant à la « première résurrection », elle doit désigner symboliquement la conversion (La Cité de Dieu 20,7.9). Quant à « l’Anti-christ » ou « homme de l’impiété » (2Th 2,3b), il devient une simple allégorie des hommes voués au mal ; il perd sa consistance, tout autant que le reste. Ces analyses augustiniennes si réductrices ne sont pas défendables exégétiquement [9] et guère davantage théologiquement : si le personnage de l’Anti-christ était aussi peu signifiant, pourquoi plus de dix millions d’articles du web l’évoquent-ils ?

Une conséquence imprévisible

         On a dit que saint Augustin a voulu exalter l’Empire romain, alors au bord du chaos. Tel était déjà, un siècle plus tôt, le souci de l’Evêque de Césarée Eusèbe (263-339 ou 340) qui, très pro-arien [10], n’hésita pas à dévaloriser l’Apocalypse [11] et sa perspective de millénie pour mieux exalter Constantin et son Empire. Augustin, lui, ne va pas jusque là et ne pense pas vraiment qu’un Etat puisse réaliser déjà le Royaume de Dieu sur la terre – ne serait-ce que partiellement. Mais l’ambiguïté est là. En faisant basculer dans le « temps de l’Eglise » les mille ans symboliques séparant la Parousie de la fin du temps actuel, n’a-t-il pas semé une confusion propice aussi bien à l’angélisme fidéiste qu’au messianisme politique ? Relisons un passage de La Cité de Dieu (20, 9) :

Les saints règnent avec le Christ pendant mille ans : c’est à comprendre… donc de ce royaume en état de guerre où l’on est encore aux prises avec l’ennemi… jusqu’à ce que l’on parvienne à ce royaume de toute paix où l’on régnera sans ennemi”.

Comment donc y parviendra-t-on ? Cette société idéale à venir sera-t-elle le fruit impromptu de l’action souveraine de Dieu (mais alors, qu’attend-Il encore ?) ou bien le résultat de l’action de l’homme lui-même, puisque “la première résurrection est celle qui a lieu maintenant” déjà ? Les hommes baptisés et nourris de la Grâce n’ont-ils pas le pouvoir de réaliser une telle société “sans ennemi” ? 
      Entre une vision qui fait intervenir Dieu sans raison à un moment donné et celle d’une continuité qui se passe de toute intervention de Dieu et qui pourrait n’être qu’une évolution du monde humain vers la Grâce, l’interprétateur a le choix entre deux erreurs marquées toutes deux par un manque de sens de l’histoire. La seconde est celle vers laquelle penche nettement la doctrine augustinienne des six âges précédant la fin du temps actuel. Ce qui est grave. Cette doctrine, calquée sur les six étapes du développement de la personne humaine (de la petite enfance à la vieillesse), n’a évidemment pas de fondement évangélique – elle est sans doute inspirée par les « six mille ans » selon une relecture figurative qu’Augustin affectionne. Mais ne va-t-elle pas à l’encontre de la discontinuité radicale qu’Augustin lui-même souligne entre la nature et la Grâce, contre Pélage ? La cohérence n’est pas le trait majeur de ses écrits étalés sur de nombreuses années et qui se prêteront à des lectures divergentes.
      Parmi ces dernières, il faut mentionner la doctrine des « trois âges » de l’humanité, manifestement inspirée par celle des « six âges », et qui caractérise toutes les philosophies modernes de l’histoire. Une telle vision de l’histoire en trois stades, le moine calabrais Joachim de Flore fut le premier à la thématiser, au 12e siècle – il prophétisait ainsi la venue de temps nouveaux (à condition que l’on suive sa doctrine) –; Henri de Lubac a montré la filiation existant entre son système et les totalitarismes modernes [12].
      Il apparaît ainsi que l’augustinisme a contribué à détourner la réflexion théologique du sens biblique de l’histoire. Le nœud du changement se situe dans le basculement opéré par st Augustin (dans La Cité de Dieu) qui reporte le temps de la millénie à celui de l’Eglise, ce qui réduit les trois étapes de l’histoire à deux : il n’a pas compris que la manifestation glorieuse – la Parousie – et l’entrée de la création dans la gloire étaient deux étapes différentes et nécessaires toutes les deux. Un parallèle doit d’ailleurs être fait avec le domaine de « l’eschatologie » personnelle où il opère un basculement semblable : il réduit les trois étapes (vie terrestre, cheminement après la mort, Eternité) à deux (vie terrestre, Eternité). Il enlève toute consistance à la Rencontre-Jugement avec le Christ dans le mystère de la mort – en quelque sorte une Parousie personnelle – en reportant son contenu sur la vie présente, spécialement au moment de son terme (le dernier soupir). C’est de là que vient l’idée insensée que les dernières pensées avant de « rendre l’âme » détermineront le lieu où l’on sera (Dieu sait comment !) quelques instants plus tard : au ciel, au purgatoire ou en enfer.

         Le parallélisme s’établit comme suit :

         Ce schéma double est simplifié pour mieux faire apparaître les deux basculements. En toute rigueur de conformité avec les thématiques du Salut, il faudrait l’étoffer de cette manière :

         Dans ses ré-interprétations moralisantes, st Augustin est cohérent. Il veut que les chrétiens deviennent des modèles ici et maintenant, et s’interdisent de regarder vers l’avenir : car alors, explique-t-il, on ne ferait plus d’efforts ! La lecture des œuvres augustiniennes (dont les lourds volumes écrasent tout le Moyen Âge) n’est pas la seule cause de l’occultation progressive de l’espérance dans la Venue glorieuse du Christ. On peut en citer deux autres. Les historiens ont souligné la réaction provoquée dans l’élite politique (et religieuse) par les mouvements populaires millénaristes, dont la croisade des pauvres est l’exemple (elle précéda de peu la première croisade officielle, celle des chevaliers). Ces pèlerins croyaient que la libération de la Palestine serait couronnée par le retour du Christ, et donc qu’ils touchaient à la fin de l’histoire ; sur leur passage, ils se livrèrent parfois à des exactions contre des juifs, histoire également de se procurer des vivres (ceci fut hautement condamné et jamais réitéré par les croisades officielles bien encadrées militairement).
       L’autre raison tient aux pouvoirs politiques eux-mêmes. Pourquoi attendre un Royaume de Dieu à venir alors qu’il est si tentant de dire qu’eux-mêmes sont en train de le réaliser ? Le glissement est subtil : utiliser Dieu et sa révélation pour légitimer religieusement le pouvoir. Au Roi de France de par la Grâce de Dieu (et de par l’onction à Reims) répond l’Ende-Kaiser germanique (sacré à Aix ou à Rome). Un certain idéal augustinien de Chrétienté allait dans ce sens, car il tendait à présenter l’Etat (chrétien) pour une réalisation partielle du Royaume de Dieu – alors qu’il ne pourra jamais n’y en avoir que des préfigurations, tant que le Christ ne s’est pas manifesté.
       Bref, peu à peu, l’attente du retour du Christ était abandonnée, elle qui avait été tenue pour constitutive de la prédication et de la foi chrétiennes durant les premiers siècles de l’Eglise. Cet abandon élargissait la voie à de nombreuses dérives, souvent politiques ou parfois farfelues.

Et aujourd’hui ?

         Parmi ces dernières – les farfelues –, le « darbisme » ou « dispensationalisme » mérite d’être mentionné. Il connaît une grande vogue aux Etats-Unis et en Afrique. Par « dispensationalisme », on veut parler d’une vision de l’histoire divisée en sept âges ou dispensations. Nous sommes sensés vivre actuellement dans la fin du sixième âge c’est-à-dire avant les mille ans. Ceux-ci, qui forment la dernière « dispensation », ne proviendront pas tant d’une initiative forte du Christ, que d’un accomplissement de l’histoire sainte d’Israël, précédée de l’enlèvement au ciel des vrais croyants (ou ravissement, idée tirée d’une lecture erronée de 1Th 4,17), puis de sept années de grandes épreuves (la tribulation) et d’une guerre au Moyen-Orient qui culminera dans la grande bataille apocalyptique d’Armagedon (Ap 16,16). Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ?
       Dans cette mixture apparue en Angleterre avec John Nelson Darby (1800-1882), Dieu destine à ses enfants la meilleure des nourritures, les plus beaux habits, les plus belles voitures, etc. (il cite Mal 3,8-11 ; Mc 11,24 ; 10,30). La prospérité des chrétiens est une question de foi, et de foi liée à une offrande généreuse puisque Dieu rendra le centuple – à défaut d’enrichir ses fidèles, le prédicateur, lui au moins, sera « béni ». En tout cas, Tim LaHaye et Jerry Jenkins ont touché le gros lot : ils ont bâti un roman à succès, Left Behind (1995), qui aura quinze suites, sur le fameux jour du ravissement des justes au ciel (rapture en anglais) : douze millions d’exemplaires vendus, sans parler des droits du film (en Europe, il n’a eu aucun succès). En 1970, un autre livre délirant, The Great Planet Earth, de Hal Lindsey, avait atteint 25 millions d’exemplaires ; dans ce livre, dont deux films ont été tirés, on apprenait que l’Union Européenne était dirigée par l’Anti-christ.
       En Europe, on a peu connu ces élucubrations farfelues ; elles furent d’un genre beaucoup moins drôles, et aux conséquences bien pires : les idéologies athées. Ces messianismes politiques laïcs – qu’on a comparés à l’islam qui est un messianisme politique théiste – ont eu un impact jusque dans l’Eglise qui, il est vrai, avait perdu sa théologie de l’histoire depuis longtemps : il s’agit de l’esprit de sécularisme. Il fallait, disait-on aux chrétiens, être présent dans l’espace politique et culturel non plus en tant que chrétiens mais comme membres chrétiens de la cité. La formule, qui vient de Jacques Maritain, s’est concrétisée par le démantèlement des divers partis chrétiens.

       Pour bien comprendre la racine de cette tendance, il faut revenir à ce que Maritain écrivait lui-même dans Humanisme intégral en 1936 :

Nous pensons que l’idéal historique d’une nouvelle chrétienté, d’un nouveau régime temporel chrétien, tout en se fondant sur les mêmes principes (mais d’application analogique) que celui de la chrétienté médiévale, comporterait une conception profane chrétienne et non pas sacrale chrétienne du temporel” (p.155).

       Il ne s’agit de rien de moins que d’un messianisme politique laïque, qui a eu une influence directe sur la Charte des droits de l’homme de l’ONU, et une autre beaucoup plus délétère à Rome, auprès de Paul VI qui était un ami de Maritain et avait traduit humanisme intégral en italien. L’horizon de l’Eglise devenait la construction d’un monde meilleur. Paul VI fut le premier à utiliser la formule « civilisation de l’amour » (dans le sens d’une annonce) dans son allocution de Noël 1975, sans en mesurer la portée idéologique. La formule a été reprise une ou deux fois par Jean-Paul II, qui était sans doute un grand philosophe et prophète, mais guère théologien. Ces rêves des années 60 à 80 font tristement sourire aujourd’hui. À la fin de sa vie, Paul VI s’est écrié : “la fumée de Satan est entrée dans l’Eglise”. Certes, il ne faut jamais lui ouvrir la porte.
       L’obscurcissement des données de la Révélation concernant le sens de l’histoire a conduit aussi bien aux conceptions sacrales du temporel qu’à leur contraire dans le même genre : l’exaltation de conceptions laïques de la société. Les secondes sont encore plus aveugles que les premières, et graves quant à leur conséquences culturelles et sociales : un monde sécularisé, privé du sens du bien et du mal, ne peut qu’évoluer vers des monstruosités.
       C’est en retrouvant une théologie de l’histoire ou eschatologie (au vrai sens du mot) que l’on peut ouvrir cette situation. Cette perspective manque cruellement à William Cavanaugh qui analyse pourtant pertinemment la « privatisation » de l’Eglise et comment elle s’est voulue seulement l’âme de la société, au risque de l’être de plus rien du tout ; il prône un retour à une théologie de l’Eglise centrée sur l’Eucharistie, corps social sui generis doté de sa propre « manière de vivre et d’agir, d’imaginer et d’organiser le monde » [13]. On peut objecter cependant que, comme tout corps social, ce qui fait l’Eglise est d’abord le but poursuivi en commun par tous ses membres, autant sinon plus qu’une identité pratique et sacrale. Ce n’est pas pour rien que les célébrations eucharisties se font traditionnellement tournées vers l’est, c’est-à-dire vers le soleil levant, symbole du Christ qui va venir. Cavanaugh n’est pas sorti de cet « oubli » eschatologique que Louis Bouyer dénonçait à la fin de l’article déjà cité :

ne plus se soucier de la parousie et en remplacer l’attente par le seul espoir de l’immortalité individuelle. Il y a là une grave lacune dans la spiritualité, voire dans la pensée, de trop de chrétiens”.

Après le Concile, Paul VI avait pressenti ce danger et avait voulu le pallier en introduisant « l’anamnèse » après la consécration – la prière par laquelle les chrétiens de rite latin disent leur attente de la venue glorieuse. Peine perdue (du reste, cette prière est souvent transformée et privée de son sens). Les fidèles ne savent encore ni que le Christ doit se manifester en juge de ce monde, ni pourquoi il doit en être ainsi, ni après quoi, ni avant quoi. Ce qui a manqué au temps de Paul VI et ensuite, ce sont de vrais théologiens – Benoît XVI en est un mais, prenant ses distances vis à vis des conceptions augustinistes traditionnelles, il ne s’est personnellement investi que dans la question du devenir personnel après la mort (cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique n° 634-635) et de ses conséquences logiques, en particulier à propos de l’absurde idée des « limbes des enfants morts sans le baptême » (le mystère que l’augustinisme a occulté est celui de la Descente du Christ « aux Enfers »). La question du sens de l’histoire, elle, reste encore à repenser, à la lumière d’une redécouverte de passages de la Révélation longtemps tenus pour non pertinents ou incompréhensibles, donc négligés.
       Les difficultés ne sont pas insurmontables. Il est possible de penser le mystère de la Royauté du Christ manifesté dans la gloire non comme un fait politique et culturel faisant fi de la liberté des hommes et de leur collaboration, mais au contraire comme une évidence de lumière
(voir fin de la note 9) qui aura d’abord été acceptée lors de la manifestation-Jugement (ceux qui l’auront refusée disparaissant par trépas), et qui unira les hommes dans un même dessein. Cette royauté sera spirituelle, elle n’a pas besoin d’être matérielle pour être réelle et efficace. C’est par l’attrait (ou finalité) et non par le pouvoir que règne l’amour.
       Même l’ultime épreuve évoquée au chapitre 20
(7-15) de l’Apocalypse au terme de la millénie trouve son sens : il ne s’agira plus de tentations individuelles, dont les hommes auront été définitivement délivrés, mais d’une unique et ultime tentation au niveau de l’Humanité dans son ensemble ; et c’est l’acte de fidélité de cette Humanité unie qui permettra à toute la création, à travers elle, d’entrer dans la gloire (1Co 15,24s et Ap 21-22).
       C’est toujours l’avenir qui révèle le sens des réalités présentes. En celles-ci se joue un grand affrontement, qui ne correspond ni à des groupes humains précis ni à des régions, mais à la fidélité ou au rejet du Salut offert. Ce temps du combat spirituel prépare le jour du Jugement, selon une expression que le Coran a reprise et qui signifie la rencontre avec celui qui doit se manifester dans la gloire. Durant le temps présent, certains moyens humains bé
nis peuvent aider, dans la foi, à tenir le mal à distance, et l’on peut penser que l’onction royale avait un tel sens, sans sacraliser pour autant ni la personne ni la fonction – ce qui fut une pente funeste de type messianiste. Mais le facteur déterminant restera toujours le regard qu’on porte vers l’avenir, un regard que la Révélation veut éclairer.

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[1]  L’imposture religieuse suprême, note le Catéchisme de l’Eglise Catholique de manière un peu confuse et compliquée, est celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair. Cette imposture antichristique se dessine déjà dans le monde chaque fois que l’on prétend accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever qu’au-delà d’elle à travers ce jugement eschatologique [c’est-à-dire chaque fois qu’on veut attendre autre chose que la Venue en gloire de Jésus et le jugement qu’il réalisera]: même sous sa forme mitigée, l’Eglise a rejeté cette falsification du Royaume à venir sous le nom de millénarisme, surtout sous la forme politique d’un messianisme sécularisé, « intrinsèquement pervers »” (nos675-676).
     L’allusion de la dernière phrase porte sur une réponse donnée par le Saint-Office le 21 juillet 1944 : “Ne peut être enseigné comme une chose certaine le système du millénarisme mitigé à savoir que le Christ Seigneur viendra pour régner en cette terre-ci visiblement avant le jugement final, que la résurrection de plusieurs justes le précède ou non” (cf. DS n°3839). Ce qui est condamné porte sur l’aspect visible de ce règne, comme si Jésus devait redescendre sur terre.
     Remarquons encore que, dans le passage du Catéchisme de l’Eglise Catholique (n
os
668-682),  les chapitres de l’Apocalypse sont mentionnés dans le désordre, ce qui est évidemment absurde au regard de la vision théologique historique de Ap.

[2]  Art. Millénarisme dans le Dictionnaire théologique, Desclée, [1963] 1990, p.226.

[3]  D’autres passages du Nouveau Testament évoquent ceux qui apparaîtront avec le Christ en gloire, par exemple :

Que le Seigneur affermisse vos cœurs irréprochables en sainteté devant Dieu notre Père, lors de la Venue de notre Seigneur Jésus avec tous ses Saints... Car lui-même, le Seigneur... descendra du ciel, et les morts en Christ ressusciteront les premiers” (1Th 3,13. 4,16b).

[4]  Saint Jean parle en effet de la « première résurrection » en Ap 20,5-6, mais saint Paul y fait allusion bien plus souvent, on l’a vu (ajoutons Ph 3,11 et Col 3,4) sans parler des évangiles (par exemple Lc 14,14; Mt 19,28).

[5]  Le début du monde ou an 1 de la Création est daté de -3760 par le calendrier rabbinique, ce qui donne 2240, si c’est à ce calendrier qu’il est fait référence.
D’autres auteurs que le Pseudo-Barnabé (15,4) ont parlé de l’an 6000 explicitement, par exemple Irénée de Lyon (Adv. Haer. V, 28,2-3 ; 29,2), Hippolyte de Rome (HexaEmeron), ou Commodien (Instructions, 35 et 80), ou encore Jérôme (Contra Jovinianus, II,25) ou d’autres évoquant les six jours à vivre par l’Eglise :
selon le site Bibliothek der Kirchenväter, il faut citer six autres auteurs patristiques encore, auxquels on peut ajouter Athanase le Sinaïtique qui dit que Clément et Pantaneus d’Alexandrie, Papias de Hiérapolis et Ammonius ont parlé du temps de l’Eglise de manière similaire.

[6]  On remarquera que le passage de l’Apocalypse concerne des rois, non des époques.

[7]  Saint Ambroise, qui a joué un rôle important dans la conversion d’Augustin, écrivait quant à lui :

C’est pourquoi notre Sauveur a disposé deux genres de résurrection, ainsi que Jean le dit dans l’Apocalypse: heureux celui qui a part à la première résurrection. Les uns vont à la Grâce sans jugement, tandis que ceux qui ne vont pas à la première résurrection mais sont gardés pour la seconde, sont brûlés jusqu’à ce que s’accomplissent les temps entre la première et la seconde résurrection, ou alors, s’ils n’ont pas achevé, ils demeureront plus longtemps dans le supplice. C’est pourquoi nous prions d’être jugés dignes d’avoir part à la première résurrection” (Explication des Psaumes, ps.142,2).

[8]  C’est dans une lettre à saint Jérôme que l’on trouve cette formule forte :
 Ces hérétiques, en voulant être à la fois juifs et chrétiens, n’ont pu être ni juifs ni chrétiens” (Lettre 82, 12).
Et il ajoute plus loin (16): “Tout chrétien, même converti du judaïsme, qui voudra célébrer les sacrements de l’ancienne alliance et, pour ainsi dire, déterrer des cendres endormies, ne sera pas un pieux accompagnateur ou porteur de cadavres, mais un impie violateur de sépulture” ! Rien de moins.

[9] Sur quels arguments scripturaires s’appuyait saint Augustin ? Dans le livre XX de La Cité de Dieu, du chap.5 à 30, les passages du Nouveau et de l’Ancien Testament sont relus de manière allégorique et morale – deux en particulier, dont Jn 5,25-29 (cf. également son Commentaire, XIX, 18) :

“• L’heure vient et c’est maintenant où les morts qui entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendue vivront... / Le Père lui a donné le pouvoir d’exercer le jugement... • L’heure vient où tous ceux qui gisent dans les tombeaux entendront sa voix et ceux qui auront fait le bien [en] sortiront pour une résurrection de vie, et ceux qui auront fait le mal pour une résurrection de jugement”.

    Pour l’Evêque d’Hippone, ce passage devrait être scindé en deux (là où on lit “L’heure vient...”). Tout d’abord, il n’évoquerait qu’une sorte de résurrection actuelle des âmes, celle de ceux “qui entendent la voix du Fils de Dieu”:

Jésus, écrit-il, ne parle pas encore là [au verset 25] de la seconde résurrection – celle des corps qui aura lieu à la fin –, mais de la première qui a lieu maintenant”.

    Ce à quoi on objectera que la phrase s’entend bien davantage de la "descente du Christ aux Enfers" ! De plus, où trouve-t-on l’idée d’une résurrection des âmes dans le Nouveau Testament ? Quand saint Paul écrit que dans le Christ, nous sommes "déjà ressuscités", c’est en vertu de notre union avec sa résurrection corporelle. Certes, l’âme peut subsister sans le corps, mais qu’elle ressuscite sans le corps n’est pas une conception biblique.
     Quant aux versets 28-29 qui évoque les justes qui “sortiront”, saint Augustin les appliquent – eux – à la seconde résurrection et à son jugement dernier, où tous les hommes seront jugés (La Cité de Dieu, 20, 5-6). Certes, le texte indique que les justes échapperont à la condamnation, mais plus encore à tout jugement (krisis ne veut pas dire condamnation, contrairement à l’interprétation qu’on lit dans Du combat chrétien, n° 29). Le fait qu’ils « sortent » et ne soient pas jugés est précisément un trait de la première résurrection. Ainsi, l’argument semble jouer à l’encontre de ce qu’il avance.
     L’autre passage
particulièrement mal interprété est celui d’Apocalypse 20,1-6. À la succession de deux résurrections, Saint Augustin substitue la distinction esprit / corps, la première étant alors spirituelle et devant s’appliquer à l’Eglise, la seconde étant corporelle et à venir. Et il interprète de manière également allégorique le “petit temps” (mikron khronon, Ap 20,4) donné au démon au terme des « mille ans » du « temps de l’Eglise » (Ap 20, 7-10). Satan, dit-il, est relâché pour pouvoir tenter vainement la Cité sainte ; il y aura des apostasies et aussi des conversions (La Cité de Dieu, XX, 7.10). Mais quelle différence alors avec le temps actuel ? Certes, saint Augustin estime à juste titre que les « mille ans » n’impliquent pas un changement de nature de la condition humaine (contrairement à trop de descriptions antérieures à lui) ; pour autant, ce qui est désigné est bien une évidence, qui apparaîtra dans les conditions de la vie culturelle et politique de l’Humanité.

[10]  Arien ou partisan de la doctrine arienne qui fait de Jésus un sur-homme ou un demi-dieu, en tout cas pas celui qui peut sauver du Mal.

[11] Sur base d’une allusion de Papias à un presbytre Jean vivant à Ephèse, Eusèbe fit de ce dernier l’auteur de l’Apocalypse, enlevant ainsi à celle-ci l’autorité de l’Apôtre Jean. On comprend dans quel but.

[12]  Cf. Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris-Namur, Lethielleux, 1978-81, 2 t.

[13]  William Cavanaugh, Torture et eucharistie. La théologie politique et le Corps du Christ, Ad Solem/Cerf, 2009.