L'idée des "moines esséniens" en Occident

Le Messie et son Prophète

Aux origines de l'Islam

 Les « moines esséniens »: l’arbre qui a caché la forêt (1/2)
(ou plus exactement une tenture sur laquelle un arbre fut peint, et qui fut tendue devant la forêt)
extrait de la 1ère Partie de Le messie et son prophète (2005)
+ extrait d'un éditorial sur Qumrân

[Les renvois à un n° de note ou de paragraphe se réfèrent au livre]

     1.2.2 En Occident, du 17e siècle à nos jours 

C’est en Occident, spécialement au 18e siècle, puis de nouveau au 20e, que le lieu commun des "moines esséniens" va prendre la forme, encore actuelle, d’une question incisive : le christianisme est-il un post-essénisme ? Siegfried WAGNER fait remonter l’origine de ces débats qui ont agité les pays de langue française ou allemande, aux suites de la diffusion des livres du Carme Daniel a Virgine Maria dans les années 1680[1].

En réalité, il y avait déjà près d’un siècle que ce lieu commun occasionnait des discussions passionnées en Italie et en Espagne, pour une raison qui peut échapper au regard d’un historien trop profane. En effet, dans la foulée de la réforme de l’Ordre du Carmel (féminin et masculin) en Espagne, certains Pères Carmes avaient voulu démontrer à tout prix la continuité qui existerait entre le prophète Elie égorgeant les prophètes de Baal sur le mont Carmel et les premiers moines chrétiens occidentaux qui s’y installèrent au 12e siècle (et qui formèrent bientôt l’ordre du Carmel). Rien n’indique que les grottes du mont aient jamais été habitées par des moines avant eux, et deux millénaires séparent Elie des fils de la grande réforme thérésienne… lesquels ne se sont guère embarrassés de tels détails : le chaînon manquant était trouvé, les "moines esséniens"[2].

Dès 1596, l’historien BARONIUS, très proche de la Curie romaine, s’était élevé contre ces prétentions connues sous le nom de succession élianique ; et les Bollandistes (jésuites) prirent le relais. Mais les Carmes réussirent à impliquer l’inquisiteur d’Espagne à leur côté : un premier décret fut pris en 1639, approuvant quatre propositions qui affirmaient que, sous l’Ancienne Loi, existait un véritable “Monachat et ordre religieux” ; un second décret confirma le premier en 1673 [3].

Parvenu dans le nord de l’Europe et confronté à la philosophie des Lumières, le débat prit bientôt une autre tournure. Le pas est vite franchi en effet de la question : le monachisme est-il d’origine chrétienne ? [4], à la question : le christianisme a-t-il vraiment une origine propre ?. De la sorte, le chemin était pavé pour VOLTAIRE qui reprit l’idée de la “confrérie des Esséniens” dans le but de montrer l’absence d’originalité du christianisme : Jésus, explique-t-il, avait été un essénien [5] ! Après la succession des révolutions, la polémique reprit bientôt en France en milieu universitaire, dans la ligne voltairienne qu’Ernest RENAN (1823-1892) a vulgarisée par la fameuse formule : “Le christianisme est un essénisme qui a réussi”. Malgré la découverte de nombreux manuscrits au cours du 19e et surtout du 20e siècle (en particulier ceux de Qumrân), le débat n’a curieusement plus guère évolué jusqu’à nos jours, ou alors tout récemment, depuis qu’on a commencé à mettre en question radicalement le concept des "moines esséniens". 

Des fissures apparaissent aujourd’hui parmi les défenseurs érudits mais étroits de l’idée des "moines esséniens". Jean-Baptiste HUMBERT tirait ainsi les conclusions d’un récent colloque multidisciplinaire organisé en novembre 2002 et réunissant des spécialistes venant d’horizons divers – pour ne pas dire divergents –:

La thèse de de Vaux – un complexe essénien autarcique qui aurait géré les grottes et établi son propre cimetière – est attaquée de plusieurs côtés à la fois. La réunion a eu le mérite de souligner la coexistence de deux tendances : les "Anciens" attachés à la vulgate de de Vaux ou à d’autres théories… et les "Nouveaux" qui veulent avancer…”[6].

Les découvertes de Qumrân auraient pu être l’occasion d’un renouveau de l’exégèse des textes de Pline, Philon et Josèphe. Il n’en fut rien. En fait, le débat fut fermé avant même d’être ouvert. Dès 1950, alors que les textes de Qumrân commençaient à peine à être déchiffrés, André Dupont-Sommer proclama l’identité "essénienne" du site qumrânien[7]il fut largement relayé par la presse.

Or, non seulement le débat fut fermé, mais il était écrit d’avance. Il est en effet surprenant de voir énoncée vingt ans plus tôt l’idée de l’existence d’un couvent de "moines esséniens" près de la mer Morte, par un autre Français, le romancier Maurice Magre. Dans un de ses romans, il faisait dire à un personnage initié à une société secrète ésotérique :

Au cours de mon voyage en Orient, je me suis rendu au bord de la mer Morte pour contempler l’emplacement où avaient vécu autrefois les Esséniens, ces hommes sages et parfaits, au milieu desquels Jésus fut instruit... Eh bien ! pas très loin de l’endroit où Jésus a été baptisé par Jean-Baptiste, il y a un monastère, un monastère sans chapelle et dont le seuil n’est dominé par aucune croix”.

Plus haut dans le texte, un autre personnage tout aussi ésotérique était mis en scène :

Il avait, racontait-il, recherché en Palestine et en Syrie les traces des anciens Esséniens. Il avait pour cela séjourné dans différents monastères, notamment dans celui de Baruth, bâti sur le reste d’une ancienne forteresse maritime des Templiers. Là, il avait fouillé dans une bibliothèque ensevelie sous la poussière et négligée par des moines ignorants. Il avait découvert des manuscrits oubliés, pris connaissance de secrets perdus”[8].

Certes, commente Jean Hubaux,

il ne faut pas supposer que, dès 1929, Magre avait prédit la découverte des manuscrits de la mer Morte, mais il faut constater que, dès 1929, mektoub, il était écrit que le jour où des manuscrits antiques seraient trouvés dans le voisinage de la mer Morte, ces documents ne pourraient être qu’esséniens[9].

On devrait même ajouter que les ruines, qualifiées de monastère et situées au bord de la mer Morte, étaient quasiment déjà déclarées "esséniennes" : le site de Qumrân était connu en France en effet depuis le milieu du 19e siècle[10]. Tout était donc écrit d’avance.

A la suite de milliers d’articles ou de livres érudits encensés par la presse, ce qui aurait dû rester une hypothèse de travail s’est transformé quasiment en dogme. On est même allé jusqu’à "reconstituer" en grandeur nature le "scriptorium essénien" (dans l’actuel musée archéologique de Palestine) – si l’on peut dire car le terme de "reconstituer" est impropre à propos d’une œuvre d’imagination basée sur ce qu’on sait des salles de copistes monastiques médiévales. Par effet d’entraînement, ce scriptorium de musée a servi de référence à nombre d’auteurs et d’illustrateurs de la vie supposée des moines du monastère de Qumrân[11] (cf. 1.3.1.1) ; qui douterait de l’existence des copistes devant un tel luxe de détails hauts en couleurs ?

Ainsi, curieusement, le lieu commun moderne des "moines esséniens" résulte d’une alliance hétéroclite entre des Carmes imbus de leur importance, l’Inquisition espagnole, le franc-maçon Voltaire, le Roi Frédéric II (cf. note 140) et pour finir, un érudit qui obtint une chaire à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Or puisqu’il s’avère que l’explication supposée des manuscrits des grottes existait des années – ou plutôt des siècles – avant leur découverte, celui qui s’empressa de la proclamer sans vérification ne méritait peut-être pas des félicitations. Un de ses anciens élèves, Ernest-Marie Laperrousaz, lui-même ancien fouilleur de Qumrân aux côtés du Père de Vaux, a résumé ainsi la situation :

Dupont-Sommer, un ancien prêtre, était tenté de minorer la valeur du christianisme en faisant de lui une pâle imitation du mouvement essénien”.

Une telle manière de voir était facilitée par le contexte du moralisme occidental traditionnel, qui avait eu tendance à faire de Jésus un modèle intemporel plus qu’un fils de l’histoire et de la nation juives ; or, explique-t-il, il fallait revenir à cette évidence première :

Devant les ressemblances entre ces textes et le Nouveau Testament, on oubliait juste que Jésus était juif et que les points communs entre l’Evangile et Qumrân n’étaient pas en soi surprenants”[12].

Cette conclusion de bon sens est encore plus éclairante lorsqu’on perçoit à quel point l’arbre constitué par l’idée d’une "secte essénienne" a pu cacher la forêt des réalités associatives juives dans l’Antiquité, lesquelles n’ont évidemment disparu ni en 68, ni en quelque autre année.

[Ces quatre pages donnent un aperçu final du dossier des « moines esséniens »; leur « invention » est un phénomène qu’il faut suivre pas à pas depuis le 3e siècle jusqu’à nos jours : tel est l’objet de la 1ère Partie (du Tome 1) ].

(extrait d'un éditorial 2010)

Il est totalement impossible, du point de vue archéologique, qu’une communauté religieuse ait jamais habité le lieu des ruines de Qumrân, et les manuscrits trouvés aux alentours ont été mal attribués.
           La méprise ne venait pas uniquement du rapprochement indu fait entre les ruines et les manuscrits trouvés en contrebas – un rapprochement d’autant plus arbitraire qu’on avait trouvé des manuscrits en dix autres grottes, et que la mise en grotte des jarres à manuscrit devait être postérieure à l’abandon des lieux. Ce qui a joué aussi, ce fut la volonté de donner un substrat historique à la vieille légende des Esséniens, qui remontait à l’Antiquité mais avait déjà beaucoup servi au 18e siècle dans l’argumentation voltairienne contre l’originalité du christianisme.
           Ainsi, durant cinquante ans, des postulats idéologiques ont pu faire taire la recherche archéologique qui allait en sens contraire ; pour celle-ci, avant d’être abandonnés, les bâtiments de Qumrân formaient un lieu de production de coûteux onguents, tirés des baumiers qui, à l’époque, peuplaient la région et donnaient la base des parfums féminins et des huiles utilisées au Temple. Ceux qui vivaient là étaient des gens riches (ce que prouvent les éléments de décoration trouvés sur place), mais il fallait, pour accréditer la légende, qu’au contraire ils aient été de pauvres moines occupés à recopier des livres dans un « scriptorium » sorti tout droit de l’imagination d’universitaires occidentaux (mais la presse y fut pour beaucoup aussi).
           L’un des plus vieux partisans de cette fiction essénienne, André Paul, a changé de cap en 2007 ; l’expression « éclatement d’un dogme » est de lui. Le dogme commençait à se fissurer. Cependant on n’a pas encore assez vu que la fiction essénienne a nuit non seulement par elle-même mais en tant qu’elle empêchait de voir une réalité majeure pour l’histoire, à la manière dont un arbre peut cacher la forêt.
 L’arbre qui cachait la forêt messianiste… et sa continuation en l’islam
           
Le problème, c’était le contenu ou, pour ainsi dire, l’idéologie dominante des manuscrits non bibliques trouvés dans les grottes. Par leur thèmes et leurs expressions, ils s’apparentent à divers textes apocalyptiques et sectaires que l’on connaissait depuis l’Antiquité ou que l’on avait découverts depuis un siècle ou deux. Or, ceux de ces textes qui appellent à prendre le pouvoir sur le monde pouvaient-ils être pré-chrétiens, surtout quand on y voit des rapports avec le Nouveau Testament , par exemple dans les Testaments des douze Patriarches? Le dogme « essénien » l’imposait (cf. tome I du Messie et son prophète). De ce fait, il empêchait d’entrer dans les subtilités de cette idéologie messianiste, et surtout, il la faisait disparaître durant la première « Guerre juive », lors de la destruction du site de Qumrân.
           Cependant, les messianistes auteurs de ces écrits n’avaient à voir avec Qumrân ni même avec la région des grottes. Ils vivaient partout, avec ou sans règle stricte. Ils relevaient avant tout d’un état d’esprit religieux inspiré par la révélation biblique puis christique, et que l’on qualifierait aujourd’hui de « révolutionnaire ». Et, bien sûr, ils n’avaient pas disparu en 70 ; au contraire, c’est à partir de cette année marquée par la si choquante destruction du Temple, que leur « idéologie » politico-religieuse va se structurer, s’étendre et influencer des groupes loin des sources situées originellement en Terre Sainte, parmi des peuples et des cultures très divers. C’est là qu’intervient le lien avec l’Islam.
           Ce lien n’est pas seulement une ressemblance idéologique « politico-religieuse », via un certain nombre d’avatars, comme on peut le dire de l’arianisme. Il s’agit d’une continuité beaucoup plus directe, due à l’action des descendants de ces premiers messianistes – les judéonazaréens. À l’époque du projet politico-religieux autour de Mahomet, ceux qui se voyaient en sauveurs du monde élus par Dieu n’étaient pas encore les Arabes mais ces judéo-nazaréens qui, depuis peu, avaient entrepris de rallier certains de leurs voisins arabes à leur projet fou de conquête du monde. Ce proto-islam, quoique occulté sous un formidable appareil légendologique, forme aujourd’hui encore le ressort de l’Islam. Le reste est à lire sur le site.
          
 D
une certaine manière, la fiction « essénienne » a contribué à rendre plus incompréhensibles que jamais les origines historiques de l’Islam. On fabrique vite une contre-vérité, mais beaucoup de temps et d’efforts sont nécessaires ensuite pour en sortir. Une entrave à l’accessibilité de ces origines est en train de disparaître. D’autres obstacles sont apparus ou se sont renforcés entre-temps. Le travail continue. 

                                   
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[1]  Cf. Wagner Siegfried, Die Essener in der wissenschaftlichen Diskussion, in Beihefte zur Zeitschrift zur die Altestestamentlichen Wissenschaft, n° 79, Berlin, Töpelmann, 1960, p.3. Le compte-rendu des discussions que donne cet auteur est loin d’être complet.

[2]  “Les auteurs carmes de jadis, écrit Bruno de Jésus-Marie qui est Carme lui-même, ont considéré les Esséniens comme les leurs ; et non seulement au sens large d’un monachisme ayant Elie pour modèle [mais] : Ergo Esseni simpliciter et absolute fuerunt alumni religionis carmelitanae (Philippe de la Trinité, Theologia carmelitana, Rome, 1665, p.142)” (in Puissance de l’archétype, in Coll., Elie le Prophète, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, t.2, p.12 n° 3).

[3]  Louis-Marie du Christ, La succession élianique devant la critique, in Coll., Elie le Prophète, … p.123-124. Les dates exactes des deux décrets sont respectivement le 9 décembre 1639 et le 6 mars 1673. L’auteur ne précise pas quelle traduction du décret de 1639 il cite en ancien français.

[4]  En France, cette question suscita une vive discussion à coups de libelles, de 1709 à 1719, entre Dom Bernard de Montfaucon, bénédictin, et Jean Bouhier, président au Parlement de Dijon. En résumé, Bouhier avance que les "thérapeutes" de Philon sont des moines et qu’ils ne peuvent être chrétiens puisqu’il n’y avait pas de "moines chrétiens" à cette époque ; Montfaucon pense le contraire.

[5]  Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Esséniens, Paris, réédition Ménard et Desenne, 1825. Le roi de Prusse Frédéric ii suivit Voltaire en affirmant à son tour dans une lettre à d’Alembert : “Jésus était proprement un essénien” (cf. Hadas-Lebel Mireille, Les manuscrits de la mer Morte in L’histoire n° 161, déc. 1992, p.10).
     Evoquant Voltaire, Alain Pons
expliquait que “son anticléricalisme fut la grande affaire de sa vie”. En fait, dans la pièce créée en 1741, Mahomet le prophète, Voltaire peignit celui-ci tout d’abord comme le type hideux du fanatisme commun à toutes les religions. Mais, dans son Essai sur les moeurs (1756), il dépeint le fondateur de l’Islam comme un génie rempli de sagesse humaine et de tolérance. C’est cette approche voltairienne qui prévaut encore aujourd’hui (Voltaire dans tous ses éclats, in L’express, 19 février 1993). L’admiration qu’Ernest Renan vouait au fondateur de l’Islam s’est exprimée en particulier dans ses Etudes d’histoire religieuse, Paris, 1857.

[6]  Humbert Jean-Baptiste, Pour une archéologie nouvelle à Qumrân in Le Monde de la Bible, n° 151, juin 2003, p.51. Il faut souligner cependant qu’en 1949, à la suite de sa prospection du site de Qumrân, de Vaux écrivait :
     Aucun indice archéologique ne met cette installation humaine en relation avec la grotte [la grotte I] où furent cachés les manuscrits” (La grotte des manuscrits hébreux in Revue Biblique, 1949/4, t.56, p.586 /note 2).

[7]  Dupont-Sommer André, Aperçus préliminaires sur les manuscrits de la mer Morte, Paris, Maisonneuve, 1950.

[8]  Magre Maurice, Lucifer, Paris, Albin Michel, 1929, respectivement p.202 et p.85. Dans ce roman, Maurice Magre se donnait volontiers pour théosophe et occultiste.

[9]  Hubaux Jean, Pline et les Esséniens, in Bulletin de l’Académie Royale de Belgique, t.44, 1958, p.475-495. L’auteur suggérait : “Il n’est pas impossible que les historiens et géographes sérieux fréquentent les œuvres des romanciers ou, qui sait, les romanciers eux-mêmes”. L’histoire personnelle d’André Dupont-Sommer rend plausible une éventuelle affinité avec Magre ; Hubaux en aurait-il su quelque chose ?

[10]  F. de Saulcy avait exploré le site en 1851 – cf. Voyage autour de la mer Morte et dans les terres biblique, exécuté de déc. 1850 à avr. 1851, Paris, 1853 (t.2, p.165-166 pour ce qui a trait à Qumrân), cité par Ernest-Marie Laperrousaz, art. Qumrân in DBS, tome ix, 1979, col.738.


[11]  Par exemple Davies Philip R., Brooke George J. & Callaway Philip R., The Complete World of the Dead Sea Scrolls, London, Thames & Hudson, 2002 (p.69 pour le dessin).

[12]  Laperrousaz Ernest-Marie, Archélogie-fiction. Propos recueillis par Samuel Pruvost, in France Catholique n° 2890, 11/07/2003, p.22.