Le mot « MUSULMAN » :
un terme chrétien ?
On s’est longtemps demandé comment
le terme de muslîm
(ou musulman) signifiant soumis pouvait venir d’une racine comme SALÂM – SHALOM signifiant paix. Réponse dans une tradition où l’évangile
de Matthieu en araméen joue un rôle central…
Le fait que l’évangile de saint Matthieu ait été une
référence majeure du texte coranique a trop souvent échappé à ceux qui s’y
intéressaient ; néanmoins, certains chercheurs s’en doutaient par le
simple fait que cet évangile – en araméen – constituait la matière de celui des
« Nazaréens » (aux dires de témoignages de l’Antiquité), lequel n’est
autre que l’injîl
(c’est-à-dire l’évangile au singulier)
auquel renvoie le texte coranique [1].
La question
posée ici se rapporte à l’appellation de « mu‑slîm »
[racine slm comme dans le mot salâm] qui,
depuis les débuts de l’Islam, a le
sens de « soumis », de même
que le mot islâm a le sens de soumission – et non de paix comme on le voit affirmé çà et là
dans des articles à destination d’Européens à qui on raconte n’importe quoi.
Pour rappel, les Musulmans ne se
sont pas appelés ainsi avant la fin du 7e
siècle – début 8e : auparavant, ils se désignaient sous le nom de Mu‑hâjirûn, c’est-à-dire Ceux qui ont fait l’Hégire.
La difficulté,
soulevée par de nombreux chercheurs [2], concernait l’origine de la signification de « soumission » : aucune forme de
cette racine en hébreu n’y correspond. Du reste, elle est surprenante en
soi : comment passe-t-on du sens de salâm (forme de base) – hébreu šalom, paix, être bien – à islâm
(4e forme arabe), signifiant soumettre à Dieu là où, logiquement, on
attendrait simplement le sens de conserver
en bon état ?
À la suite
de plusieurs chercheurs – en particulier de Patricia CRONE, de Michael COOK et de Kurt HRUBY –, une explication livresque avait été
avancée ; elle allait chercher dans deux textes antérieurs qui utilisent
la racine slm
au sens de [se] remettre [à Dieu]
c’est-à-dire de [se] soumettre [3].
Fort bien, mais quel lien vivant y
a-t-il entre ces deux textes et l’utilisation qui est faite de ce sens dans le
Coran ? Les Arabes ne savaient pas lire (sauf les moines et les moniales),
et leur culture était de toute façon orale. C’est une utilisation populaire
qu’il faudrait pointer ici, c’est-à-dire nécessairement une communauté qui
utilisait la racine slm
dans ce sens si inattendu de soumettre à Dieu – de sorte qu’un tel sens
soit compris lorsque fut faite la propagande dont rendent compte beaucoup des
feuillets coraniques primitifs ! Evidemment, si l’on imagine que cette
communauté est celle des Mecquois, la question reste d’autant plus sans réponse
que, de toute façon, l’arabe coranique n’était pas la langue qu’ils parlaient…
C’est par
l’araméen que la question trouve sa réponse : on y trouve les diverses
formes de la racine slm
correspondant à celles du Coran (mais on se situe alors à plus de mille
kilomètres de La Mecque). Par exemple la 3e
forme, que l’hébreu connaît également, et qui exprime l’idée d’être parfait (par exemple en sourate 2,71 :
être sans défaut à propos de la vache, titre de la sourate). Reste la
4e forme.
L’évangile
araméen de Matthieu (dont les Syriaques et Chaldéens ont un texte fidèle, voir
l’étude sur Le Matthieu araméen) est plus éclairant qu’une
grammaire. La racine slm y
apparaît sous des formes et dans des sens divers (58 fois en tout), et d’abord
au sens le plus simple de paix :
“Et lorsque vous
entrez dans la maison, saluez la maisonnée,
et si la maison en est digne, votre paix (šlâma) viendra sur elle, et si la maison n’est pas
digne, votre paix retournera sur
vous” (Mt 10,12-13).
La
notion de perfection ou d’achèvement en découle, comme on l’a
vu :
“Encore :
vous avez entendu dire qu’il a été dit aux premiers : ne mens pas dans tes
serments, mais tu parachèveras (tšâlem) pour le Seigneur tes serments (Mt 5,33) –[parall.]– Et il
advint, lorsque Jésus eut parachevé (šâlem) ces
paroles, que les foules étaient dans l’étonnement de son enseignement [4]
(Mt 7,27) –[parall.]– Jésus répondit et il leur dit : Elie vient avant, pour parachever toute chose” (Mt 17,11).
Ou même celle de perfection
transmise :
“Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition (màšlmânoutâ’) des anciens et ne se lavent-ils pas leurs mains quand ils mangent le
pain ?” (Mt 15,2).
Car ce qui
est parfait, achevé, est fait pour être transmis
ou livré au sens de remis :
“Et il advint que
lorsque Jésus eut parachevé (meštlem ou livré !) toutes ces paroles,
il dit à ses disciples : Vous savez qu’après deux jours, c’est la Pâque et
le Fils de l’homme est livré pour
être crucifié (Mt 26,1-2)... Et il [Judas] leur dit : que voulez-vous me
donner, et moi je le livre à vous. Or
eux lui promirent trente (pièces) d’argent. Et depuis lors, il cherchait une
occasion pour le livrer (Mt 15-16)...
Juda le « livreur » (màšlmânâ’) répondit et dit : Peut-être c’est moi, rabbi ? Jésus lui
dit : Toi, tu (l’)as dit” (Mt 26,25).
“Alors ils vous livreront (= soumettront) à la détresse et ils vous tueront ; et vous serez
haïs par toutes les nations à cause de mon Nom. Alors beaucoup se
scandaliseront, et ils se haïront l’un l’autre, et ils se livreront l’un à l’autre” (Mt 24,9-10).
C’est
l’équivalent de la 4e forme arabe, où
se profile la connotation religieuse de se
remettre (ou soumettre) à
Dieu, et que Jésus emploie à propos de
lui-même :
“Voici que nous
montons à Jérusalem, et le Fils de l’Homme se livre (= se remet) aux chefs des
prêtres et aux savants et ils le
condamneront à mort ; et ils le livreront
(remettront) aux nations” (Mt
20,18-19a).
Systématiquement, cette forme a été rendue en grec par le
verbe paradidômi, et on trouve la même
connotation de se remettre dans le
passage de la première lettre de Pierre
où il est précisément question de la Passion de Jésus :
“Il n’a pas commis
de péché et aucun mensonge ne fut trouvé dans sa bouche ; insulté, il
ne rendait pas l’insulte, souffrant, il ne menaçait pas, mais se remettait au juste Juge” (1P 2,22-23).
Il faut préciser que se remettre à Dieu ne signifie pas s’écraser devant Dieu (= se subordonner à un Tyran Tout-Puissant) qu’a habituellement le terme de soumission